
Mais comment échappe-t-on à la guerre quand on est neutre? Certaines élites doutent même que cela soit possible, ou souhaitable. Mise à l'épreuve, la Suisse va improviser, faire face à des problèmes qu'elle n'avait pas expérimentés jusqu'alors. Elle va ainsi inventer des doctrines et comportements qui définiront son destin pour le siècle à venir.
En cela, notre pays épargné par les combats s'inscrit dans une tendance globale. La période 1914-1918 passe pour avoir été la matrice du XXe siècle, donnant naissance à la révolution bolchevique, au fascisme et au nazisme qui conditionnèrent les décennies suivantes.
Le défi sacré entre tous consiste à ne pas se laisser entraîner dans la tourmente, c'est-à-dire à faire respecter la neutralité. Si l'on voit à peu près à quoi peut ressembler la neutralité politique (pas de déclaration intempestive en faveur d'un camp) ou la neutralité militaire (pas d'engagement en faveur d'un belligérant), il est moins aisé de pratiquer la neutralité économique pour un petit pays déjà fort dépendant de l'extérieur pour son approvisionnement.
La Suisse a besoin de blé étranger, elle dépend du charbon allemand. Manger et se chauffer nécessitent des accommodements, et une organisation ad hoc. Dès 1915, lorsque l'on se rend compte que le conflit va durer, sont créés la Société suisse de surveillance économique et l'Office fiduciaire suisse pour le contrôle du trafic des marchandises. Il s'agit de centraliser les demandes d'importations, se procurer les marchandises et veiller à ce que celles-ci ne soient pas réexportées vers un belligérant.
L'indépendance de ces structures, qui traitent chacune avec un camp, ne fait guère illusion. La SSS est brocardée en (Société de la souveraineté suspendue).
Secret des affaires. C'est ainsi, notent les historiens, que le secret des affaires est érigé peu à peu au rang de secret d'Etat, un voile qu'il ne quittera pas une fois la paix revenue. La discrétion doit masquer les entorses aux nobles principes d'impartialité que commande la neutralité et éviter les protestations furieuses des belligérants (qui ne manquent pourtant pas). Ces efforts n'empêchent pas les problèmes d'approvisionnement, notamment dans les villes, qui exaspèrent la population.

Sur le front politique, le Conseil fédéral adopte également le profil bas, entre opportunisme et petites lâchetés. Il choisit et fait élire par l'Assemblée fédérale le général Ulrich Wille. Outre ses compétences militaires, on calcule que ce proche du Kaiser (il a épousé une von Bismarck) inspirera confiance aux Allemands qui renonceront ainsi à violer la neutralité suisse pour mieux prendre les troupes françaises à revers.
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